Exploration scientifique aux confins du monde : mission aux Îles KerguelenInterview de Gaëlle Brahy, doctorante du programme H2020 MSCA Cofund EDENE
Par Élisabeth Tinseau, coordinatrice du programme EDENE - Photos Jacques Labonne (INRAE)
Publié le 12/05/2025
| Modifié le 13/05/2025
Les îles Kerguelen, souvent surnommées les "îles de la Désolation", se dressent majestueusement au cœur de l'océan Indien austral. Ces terres reculées, battues par les vents et enveloppées de mystères, offrent un laboratoire naturel inestimable pour les scientifiques. C’est dans ce décor grandiose que s’inscrit la mission scientifique menée par Jacques Labonne, directeur du laboratoire Écologie Comportementale et Biologie des Populations de Poissons (Ecobiop), unité mixte de recherche INRAE/UPPA, et son équipe dont fait partie Gaëlle Brahy, doctorante dans le cadre du programme doctoral européen EDENE, et co-dirigée par Sylvie Muratorio. De décembre 2024 à février 2025, cette expédition hors du commun s’est consacrée à l’étude des dynamiques évolutives en contexte de colonisation, avec un regard attentif porté sur la truite commune, espèce introduite sur l’archipel.
Comment avez-vous rejoint les Kerguelen et combien de temps dure le voyage ?
Gaëlle BrahyLe voyage se fait au départ de l’île de la Réunion. Nous embarquons à bord du Marion Dufresne, affrété par l’administration des Terres Australes et Antarctiques françaises (TAAF), navire qui ravitaille les districts de Crozet, Kerguelen et Saint-Paul et Amsterdam en fret, en personnel et en gasoil.
Le voyage jusqu’à Crozet dure environ 5 jours, nous restons environ 3 jours sur place le temps de l’opération portuaire (OP) : embarquement du personnel sortant, débarquement du personnel entrant, dépôt de fret contenant du matériel, de la nourriture, etc. Ensuite, il reste 3 jours de navigation jusqu’à Kerguelen, où une nouvelle OP a lieu et durant laquelle nous descendrons.
En tout, une dizaine de jours entre le départ de l’ile de la Réunion et notre première nuit sur le district de Kerguelen.
Comment vous êtes-vous préparés mentalement et physiquement à un tel isolement ?
Quelques tests médicaux sont réalisés avant le départ afin de s’assurer de notre bonne santé physique, l’accès aux soins étant très limité sur place. Cependant, bien que l’isolement géographique de l’archipel puisse sembler impressionnant, nous ne sommes pas vraiment isolés socialement, au contraire. Nous nous y rendons en campagne d’été, soit pendant la période de l’année où il y a le plus de monde présent. Pendant notre séjour, nous étions environ 80 personnes sur base.
Quels sont les principaux objectifs de votre mission aux Kerguelen et quel type de recherche menez-vous ?
Cette campagne d’été à Kerguelen s’inscrivait dans le cadre du programme SALMEVOL, qui vise à étudier les dynamiques évolutives en place dans un contexte de colonisation, et en particulier le cas de la truite commune introduite aux îles Kerguelen. Après leur introduction dans quelques rivières de l’archipel dans les années 1950, les truites ont colonisé d’autres rivières naturellement, via un passage par l’océan. L’objectif du programme SALMEVOL mené par l’unité ECOBIOP de l’INRAE est de suivre l’état de la colonisation des rivières par l’espèce, et l’évolution des individus le long du front d’expansion.
De plus, en collaboration avec l’Université de Bilbao, une partie du programme visait à étudier la mise en place de l’écosystème dans les rivières post-glaciaires après le retrait du glacier, ainsi que l’impact de la présence des truites sur les écosystèmes des rivières de l’archipel. Cette étude permet de comprendre la modification des écosystèmes et l’adaptation des individus dans un contexte post-glaciaire sous l’effet du changement climatique.
Les données récoltées lors de cette mission enrichiront la base de données des salmonidés de Kerguelen, une ressource précieuse pour mieux comprendre les trajectoires évolutives en contexte extrême. À terme, ces travaux pourraient affiner les modèles de colonisation des espèces et éclairer les effets du changement climatique sur les écosystèmes d’eau douce.
Quelles sont vos conditions de vie sur place (hébergement, alimentation, communication) ?
Nous passons beaucoup de temps sur le terrain car nous avons environ 6 semaines pour travailler sur 19 rivières. Nous devons travailler sur des rivières éloignées de la base, ce qui implique que l’on dépend de la Curieuse, un navire de 25 mètres, conçu pour être un soutien logistique à la science dans l’océan Indien. La Curieuse nous sert de transport jusqu’à nos lieux de mission, mais aussi de lieu de vie et de repos pendant la durée de nos missions (de 3 à 7 jours), grâce au travail et à l’accueil des 7 membres d’équipage.
Nous effectuons également quelques missions à pied depuis la base, à la journée ou sur quelques jours en séjournant en cabane. Dans ce cas, nous partons avec le matériel scientifique sur le dos et le nécessaire de couchage et de nourriture, et une radio portative afin de donner de nos nouvelles à la base toutes les 24h.
Entre les missions sur le terrain, nous revenons à la base, souvent pour une ou deux nuits. Ce sont des moments de repos, mais aussi de convivialité avec le reste du personnel. Aujourd’hui, internet est disponible dans une bonne partie des bâtiments de la base, mais c’est assez récent. Lorsque nous sommes sur base pour quelques jours de repos, il nous est donc possible de donner des nouvelles et d’en recevoir, par écrit ou par téléphone. La poste est présente également sur base, mais le courrier ne peut arriver et repartir que 4 fois par an : lors de chaque OP.
Quelles particularités du climat ou de la faune locale influencent votre travail ?
Il arrive que les conditions météo ne nous permettent pas de travailler, en particulier les conditions de débit des rivières. À Kerguelen il pleut souvent et la vitesse du vent dépasse fréquemment les 100 km/h, et il faut apprendre à travailler avec.
Sur le terrain, il faut gérer la sensation de froid liée au vent, à l’humidité et aux températures pouvant approcher les 0°C, mais également la fatigue physique du fait des transits. On peut en effet parcourir plus de 20 km par jour, en plus du travail sur les rivières, chargés de notre matériel.
Aussi, la présence des manchots et éléphants de mer nous demande parfois d’ajuster nos sites de travail sur les rivières.
Allez-vous collaborer avec d’autres scientifiques sur place ? Si oui, dans quels domaines ?
Nous allons collaborer avec les océanographes du programme MARGO (Sorbonne Université) pour la datation du retrait des glaciers à Kerguelen.
Comment la présence humaine impacte-t-elle l’environnement des Kerguelen ?
Des mesures sont prises pour préserver au mieux la réserve naturelle. La vie humaine est concentrée sur la base, et les transits par voie terrestre se font uniquement à pied. Nous aspirons, désinfectons et inspectons toutes nos affaires avant de descendre du bateau lors de notre arrivée à Kerguelen et entre chaque transit, de manière à éviter au mieux l’introduction et la propagation d’espèces biologiques.
Bien sûr, malgré ces mesures, la présence de l’homme n’est pas sans impact sur l’environnement.
Avez-vous une anecdote ou une expérience marquante que vous aimeriez partager ?
Nous avons eu la chance de nous rendre dans des endroits isolés, de par nos travaux sur les rivières glaciaires sur l’ouest de l’archipel et grâce à la présence de la Curieuse pour nous y amener et nous héberger. Les départs matinaux en canote, cette petite barque faisant le lien entre la Curieuse et la terre, dans la brume, dans le vent, sous la pluie ou sous le soleil ont toujours été des moments magiques. Un moment où on se trouve très proche de l’eau, parfois accompagnés par les dauphins de Commerson, et souvent dans un décor de falaises, de cascades et de montagnes.
Nous sommes aussi très souvent à proximité de la faune sauvage lorsque nous sommes sur le terrain et même sur base. Enfin, les rencontres et la composante sociale ont été pour moi une partie marquante de l’expérience également.
Entre sciences et émerveillement face à la nature brute, cette mission aux Îles Kerguelen est bien plus qu’une expédition de recherche : c’est un voyage aux confins du monde et un partage de connaissance scientifique, qui illustre que la recherche est aussi une aventure humaine et une école d’humilité face aux éléments.